Origine de la collection CULOTTES
Il y a quelques années déjà, en errance nocturne avec des amis, nous sommes tombés sur une petite culotte abandonnée. Seule au milieu de la chaussée, dans un endroit improbable (nous marchions en plein centre-ville), la situation nous a semblé assez singulière pour qu’on s’y arrête. Il y avait en effet quelque chose d’énigmatique, voire de dramatique à trouver un objet si « personnel » exposé aux yeux de tous.
Qu’une telle chose se trouve dans la rue fut pour moi une grande source de mystère : comment un objet associé aux sphères de l’intime peut-il se retrouver ici et non pas dans un tiroir, dans une valise, ou simplement sous un vêtement? Quelle est son histoire? Raconte-t-elle un fait cocasse ou bien un drame? À qui était-elle? Après un moment de contemplation collective, nous avons poursuivi notre errance urbaine. Je suis resté quelque temps avec ces questions, puis la chose s’est peu à peu dissipée dans mon esprit.
C’est après avoir trouvé une seconde culotte que le collectionneur en moi s’est emballé. Je l’ai prise en photo, presque ému d’imaginer là le début d’une nouvelle aventure. Le jeu m’est apparu beaucoup plus stimulant que pour la collection photographique de flèches — les probabilités que la chose puisse même se reproduire une troisième fois me semblaient bien minces (et pourtant!) — et j’ai trouvé dans le projet « culotte » un défi qui ne cesse de me ravir depuis.
On se montre souvent étonné lorsque j’évoque cette collection, surpris que la chose même existe. Pourtant, la petite culotte abandonnée s’est retrouvée sur mon chemin plus d’une centaine de fois depuis cette première photo, que ce soit dans mes voyages, en nature, en ville, et même sur ma propre rue.
Cette collection est celle que je trouve la plus théâtrale, en ce sens que chaque culotte semble avoir son histoire. Neuve (perdue, tombée d’un sac?) ou souillée (vestige d’un drame, d’un accident?) on peut facilement laisser son imaginaire inventer le scénario qui a conduit la culotte jusque sous mon appareil photo.
Règles du jeu
Je dois être celui qui prend la photo.
Je dois laisser la culotte dans son environnement : je ne la touche pas et la laisse sur place après.
Aucune mise en scène possible : la culotte doit être trouvée par hasard, je ne peux pas moi-même en déposer une au sol pour la photographier.
La prise de vue doit être similaire pour chaque photo (prise à vol d’oiseau).
Seule entorse possible : je me donne le droit de déplacer un peu la culotte de son endroit d’origine, ce que je nomme « la règle du petit coup de pied », ce qui me permet parfois de confirmer qu’il s’agit bien d’une culotte ou de l’éloigner d’un mur qui empêcherait la prise de vue souhaitée.
Nature morte
J’ai d’abord songé à présenter la culotte dans son environnement plus large, comme pour prouver l’incongruité de la chose. Mais l’exercice s’est révélé inintéressant à la longue. La prise de vue à vol d’oiseau s’est imposée d’elle-même puisqu’elle me permet de créer une impression de « nature morte » dégagée de son histoire, composée simplement de la culotte et de ce qui se trouve autour d’elle à ce moment précis (feuille d’automne, marque de trottoir, déchet).
Que soit une culotte d’homme ou de femme, qu’elle soit propre ou sale, usée ou semblant tout droit sortie d’une boutique de lingerie, la prise de vue à vol d’oiseau pose un regard identique et sans jugement sur la nature — et donc l’histoire — de la chose. Elle invite l’observateur à faire de même, à voir la culotte dans sa réalité pure, comme un témoin bienveillant. Ne pas poser de jugement sur la nature de l’objet et simplement l’observer nous rappelle la posture d’équanimité enseignée par le bouddhisme. La prise de vue « à vol d’oiseau » vient soutenir cette proposition, adoucissant la possible vulgarité d’une telle collection, pour venir l’ennoblir en humanisant ce morceau de tissu, dernier rempart de notre intimité soudainement offert au regard de tous.